AMBER & AARON
Le taxi les avaient déposés à l'aéroport de Winnipeg, chacun trainant leur petite valise, prêt à embarquer pour Toronto et faire table rase du passé. Il était temps, une fois pour toutes, de tirer un trait sur les évènements bouleversants par lesquels ils étaient passés, sur leur vie antérieure et sur les démons qui l'accompagnaient. Aaron avait pris la décision sur un coup de tête d'acheter deux billets d'avion mais il sentait que c'était le moment parfait pour enfin extérioriser ce mal être qui les rongeait tous... Chacun des enfants McCauley vivait avec l'ombre d'une enfance difficile suivant leurs moindres faits et gestes et ils allaient en finir, monter dans cet avion et dire adieu à leurs parents une bonne fois pour toute.
L'attente fut de courte durée, à peine avaient-ils passés les contrôles de sécurité que le processus d'embarquement débuta, et les deux McCauley n'avaient plus qu'à présenter leur billet aux hôtesse. La "business class" était toujours prioritaire et ils purent ainsi prendre place à bord de l'appareil. On leur servit à boire, et une petite sieste plus tard, les voilà qui atterissaient à Toronto, leur terre natale.

"Ca va frangine, pas trop fatiguée ? On ne restera pas plus de deux jours mais je veux qu'on prenne le temps de faire ce qu'on a à faire." Il n'avait pas vraiment expliqué à sa soeur ce qu'il attendait d'elle ni même de ce voyage mais pourtant, il était persuadé qu'il ne pourrait lui être que bénéfique. "Je veux que tu puisses avancer sereinement sans avoir ce poids au dessus de ta tête chaque jour Amber, je veux que tu te sentes enfin libre, et pour ça, il est essentiel qu'on aille les voir, une dernière fois..." Il n'avait pas besoin de préciser de qui il parlait, elle comprit immédiatement qu'il allait l'emmener au cimetière sur la tombe de ceux à qui elle avait ôté la vie.

AMBER & AARON
L’émotion de ma sœur au moment où je lui annonçais mon plan ne m’avait pas surpris, mais je pouvais voir à quel point elle était terrorisée par ce que le fait de retourner là-bas pouvait impliquer, les souvenirs, la douleur… Mais c’était un passage obligatoire, j’en étais sûr. Il était temps de tirer un trait sur notre passé, qui nous étions, et nous reconstruire. Il fallait leur dire au revoir, adieu une bonne fois pour toute. Après tout, je n’avais pas été des plus exemplaires non plus dans ma tentative de deuil, l’avais-je fait vraiment d’ailleurs ? Je m’étais noyé dans les soirées, la drogue et le sexe pour combler cet immense vide, ce manque d’affection de parents indignes, morts ou vivants, ils n’étaient pas là. Jamais. Quelque part, ce voyage était pour Amber mais un peu pour moi. On en avait tous besoin, je m’en rendais compte et regrettais de ne pas avoir emmené mes frères avec nous.

Ma sœur avait les yeux emplis de larmes, incapable d’affronter ses démons. Je me penchai vers elle, lui attrapai les épaules et me mis à sa hauteur. « Amber, il le faut. Je sais que ça ne va pas être facile mais tu as besoin de faire ton deuil. Je regrette de vous avoir fait partir si vite de Toronto, on aurait dû prendre le temps… Tu sais, de leur dire au revoir. » Plus je parlais, plus je sentais Amber se contracter, je la mettais dans une position délicate et j’en étais conscient, c’était un mal pour un bien. Je passai mon bras autour de son cou et avançai jusqu’à la sortie et le stationnement des taxis. Premier arrêt, l’hôtel. On allait y déposer nos affaires, se relaxer quelques instants puis commencer notre pèlerinage de deux jours. J’avais l’intention d’aller partout, que ce soit l’emplacement de notre ancienne maison, ou du moins ce qu’il en reste, le cimetière… Je ne voulais rien laisser pour qu’on plus jamais on ait à revenir.

Une fois à l’hôtel, après une bonne douche et un repas apporté par le room-service, j’annonçai à Amber qu’il était temps de se bouger. Nous avions beaucoup de choses à faire et de mon côté, pas mal de paperasse à remplir en ce qui concerne le caveau des parents. J’avais fait appel à une de ses anciennes amies pour venir passer la fin d’après-midi avec elle tandis que je me rendais au cimetière dans un premier temps, seul. Il fallait que je règle quelques détails financiers et surtout quelques détails techniques. J’étais tellement écœuré et en colère suite aux horreurs commises par mon père que cette tombe semblait trop belle pour lui. J’avais déjà mon idée en tête et ce soir, il allait avoir le sort qu’il mérite. En attendant, il n’était qu’à peine midi, notre voiture arriva et j’indiquai au chauffeur notre ancienne adresse, celle où tout avait commencé. J’ébouriffai les cheveux d’Amber comme pour l’encourager et la voiture démarra.

AMBER & AARON
Le taxi déambulait de rues en rues dans notre ville natale de Toronto et rien ne semblait avoir changé. Les mêmes bars, les mêmes clubs, et pourtant une vie qui semblait si loin… Amber me serrait la main de plus en plus fort au fur et à mesure qu’on se rapprochait de notre ancienne demeure, ou du moins de ce qu’il en restait. Bientôt le taxi allait ralentir et nous laisser seuls face à ce passé qui allait nous exploser en pleine face. Je savais que ça allait être dur pour Amber, qu’elle allait souffrir, et ça ne rata pas. A peine sortis du taxi, elle ne put retenir ses larmes. Des frissons me parcouraient également quand je pensais à tout ce qu’on avait pu vivre dans cette maison, et tout ce que je n’avais pas vu se dérouler pourtant sous mes yeux.

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« Aaron, descends, faut que tu vois ça !!! » Sean m’appelait d’en bas des escaliers. J’étais occupé à jouer avec mon circuit de voitures, j’avais 10 ans à peine, mais je savais qu’il ne m’appelait pas pour rien, il me connaissait bien, il savait qu’on ne me dérangeait pas à moins qu’on ait quelque chose de plus exceptionnel à proposer. Je sortis de ma chambre et arrivé en haut de la cage d’escalier, j’aperçus le petit bout de chou, cette petite tête blonde marcher à tâtons entre le tapis et les bras de mon petit frère. Un instant magique.


« Aaron tu vas descendre… descendre… Descendre ton cul de… de merdeux ici tout de suite. » Mon père venait de rentrer et il avait du mal à aligner deux mots, comme à son habitude, il tituba jusqu’en bas des marches et attendit que je fasse irruption pour me mettre une correction. Il frappait encore et encore jusqu’à ce qu’il s’écroule sur son fauteuil et s’y endorme comme une barrique jusqu’au lendemain matin. Souvent, je ne savais pas pourquoi il m’en voulait, sûrement parce que je prenais sans le vouloir sa place auprès de mes petits frères et de ma petite sœur, alors je subissais ses démons en silence, je ne voulais pas inquiéter les autres.

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Tous ces souvenirs me revenaient un à un alors que je contemplais les murs noircis de ce qui autrefois abritaient des tas de souffrances et de secrets. Je m’approchai de ma sœur, attrapai sa main et nous restâmes silencieux pendant de longues minutes… Chacun de nous perdus dans des souvenirs plus ou moins agréables mais qui font ce que nous sommes aujourd’hui. On avait besoin de le comprendre et de l’accepter et c’était la raison pour laquelle j’avais emmenée Amber ici.

AMBER & AARON
Je repensais à toute mon enfance, à toutes ces fois où j’aurais dû passer ma tête par la porte d’Amber pour vérifier que ma petite sœur allait bien… Toutes ces fois où j’ai préféré sortir avec mes potes pour finalement m’affaler sur mon lit en rentrant, ivre mort. Des tas d’images traversaient mon esprit, le visage de mon père allait et venait, je pouvais encore entendre sa voix résonner dans ma tête. Tout ce qu’on pensait enfoui pour toujours au fin fond de notre âme refaisait surface, c’était un moment très difficile pour moi, mais encore plus pénible pour Amber. Je sentis ma sœur se jeter dans mes bras, complètement anéantie par la douleur du souvenir, de la culpabilité. J’attrapai son visage ruisselant de larmes entre mes mains, et la força à lever les yeux, à planter son regard meurtri dans le mien. « Ne dis pas ça, tu m’entends. Ce sont eux les coupables, ils ont tué notre humanité à petit feu, ils ont tué notre amour propre, notre confiance en nous… S’ils sont morts Amber, c’est parce qu’ils étaient trop ivres et désespérés pour bouger de leur lit, pour ouvrir les yeux sur ce qui se passait, sur ce qu’ils nous avaient poussé à faire. » J’en étais persuadé, si ma sœur en était venue à commettre ce geste irréparable, c’est parce que quelque part, on ne lui avait pas laissé d’autre alternative, qu’elle avait vu en cet incendie le seul moyen de mettre fin à ce cauchemar dans lequel notre enfoiré de paternel l’avait plongée.

Les larmes coulant sur les joues d’Amber me rendait fou, je n’acceptais pas ce que cette ordure lui avait fait… encore et encore. L’idée d’avoir été si aveugle, négligeant et naïf m’écœurait, j’étais en colère contre moi-même, j’aurais préféré l’égorger de mes mains, lui sortir le cœur de la poitrine, le disséquer, le torturer pendant des jours plutôt que de la laisser s’infliger tout ça. « J’aurais préféré que tu m’en parles à ce moment-là tu sais, je m’en serais occupé, tu n’aurais pas eu à subir tout ça, je suis tellement désolé. » J’enfonçais sa tête dans mon torse comme pour la protéger, mais il était trop tard, le mal était fait. « Je t’aime petite sœur, n’oublie jamais ça. Maintenant, c’est nous quatre, personne d’autre. Juste nous, et c’est suffisant, tu m’entends ?! Juste nous. C’est pour ça qu’on a encore une petite chose à faire pour en finir. » Je lui embrassai le sommet de la tête, lui demandai si elle était prête à partir d’ici, et ne plus revenir, ne plus revoir cette maison, jamais. J’allais la faire raser, j’avais plus qu’à appeler l’entreprise de démolition, et à vérifier dans les yeux de ma sœur que c’était également ce qu’elle voulait.

AMBER & AARON
Tous les deux diminués et bouleversés par tous ces souvenirs que le lieu nous renvoyaient en pleine face, nous étions restés immobiles, comme si le poids du passé étaient plus fort que nous. Je refusais de me sentir dépassé encore une fois par les événements, il était hors des questions qu'après cette année écoulée, on les laisse gagner à nouveau, eux, ces parents qui nous avaient détruits. La rage que je ressentais était immense, j'allais les détruire à mon tour, détruire chaque parcelle de leur existence, chaque parcelle de leur trace sur cette Terre, oui j'allais les faire disparaître de nos vies et de la Terre pour de bon. Il n'y aurait bientôt plus rien pour rappeler aux vivants que ces deux moins que rien avait fut un temps respiré notre air, non, plus rien. J'étais déterminé à mon tour à tout faire partir en fumée, nous allions désormais vivre comme s'ils n'avaient jamais existé. J'avais eu tort de tout fuir en imaginant recommencer nos vies à zéro tandis que tout restait comme tel dans notre ville natale. Faire table rase du passé, au propre comme au figuré, voilà ce qu'était mon plan.

Ma soeur avait posé sur moi ce regard interrogateur que je ne connaissais que trop bien, elle était habituée à mes plans diaboliques, à mes idées saugrenues plus surprenantes les unes que les autres, mais là pourtant, je sentais que la réponse l'effrayait vraiment. Il n'était pas question d'une soirée mousse, d'une virée à Las Vegas ou d'une nouvelle voiture, nous traitions un sujet tabou, difficile et douloureux. "On va aller au cimetière Amber, on va aller leur dire adieu. Toi et moi." J'attrapai sa main, l'entrainai vers le taxi qui nous attendait encore, puis jetai un dernier coup d'oeil à ce qui fut notre maison pendant tant d'années. C'était la dernière que je voyais cette maison debout, bientôt à sa place, un terrain abandonné, et surtout à vendre.