La banlieue de Winnipeg est une banlieue semblable à toute les autres. Elle est grise, triste et monotone comme n'importe quelle banlieue de n'importe quelle ville. Et cette banlieue justement, encercle un endroit qui n'est pas encore le centre ville, mais pas non plus la banlieue. Ce lieu qui n'a pas de nom, pas de délimitation précise et aucun attrait pour la plupart des gens, est le lieu où j'ai vécu une grande partie de mon enfance. Je suis né dans un hôpital quelconque, c'est sans grand importance, et au bout de quelques jours, ma mère a emmené le nourrisson que j'étais dans la maison où j'ai vécu si longtemps. La maison en question ne payait pas de mine. Toute petite, elle contenait avec difficulté un salon-cuisine à l'américaine, une salle de bain au carrelage blanc et aux murs humides, la chambre de ma mère (la plus grande pièce) et la mienne. La façade était sale, le minuscule jardin envahi de mauvaise herbe, et les plantes en pots fanées. Autant dire que ça ne faisait pas très envie. Surtout avec une mère comme celle que j'avais gagné...
Mon père ? Jamais vu son visage. Jamais connu son nom d'ailleurs. Je doute même que ma génitrice l'ait jamais su... Elle est comme ça : dès qu'elle trouve un homme un peu sympa, ou juste à son goût, elle le ramène, profite de sa présence le temps d'une nuit et en cherche un autre le matin. Entre temps elle travaille un peu bien sûr, il faut bien qu'elle gagne sa vie. Elle est secrétaire ma mère. Dans une agence minable du coin. Que personne ne connaissait bien entendu.
Comme dans son planning, s'occuper d'un bébé ne faisait pas parti des priorités, elle a engagé des nourrices. Enfin, des ados à la recherche d'argent serait plus exact. Je la voyais les soirs quand elle rentrait. Elle me faisait le repas et on mangeait ensemble. Elle me racontait ses déboires de la journée : comment M. Untel avait osé l'ignorer alors qu'ils avaient passé une nuit ensemble, comment sa collègue lui avait écrasé le pied, sûrement par inadvertance et ce qu'elle allait mettre pour sortir un peu après... J'avais droit à tout.
Bah je dois dire que ça ne me dérangeait pas plus que ça. En fait, pour moi, elle était plus une espèce d'amie qu'une mère. C'était comme ça. Certaines fois, elle rentrait avec un homme. Dans ces moments là, soit j'avais de la chance et j'étais prié de rester dans ma chambre, soit je n'en avais pas et elle me mettais à la porte. Dans ce cas j'allais frapper chez un ami. Il avait l'habitude que je vienne à pas d'heure et il m'accueillait toujours sans poser de questions.
Je n'ai jamais aimé qu'on me pose des questions. La curiosité, ce n'est pas mon fort, je laisse les gens garder leurs secrets et je garde les miens. Ça a d'ailleurs été la cause de nombreuses bagarres dans ma scolarité. Je n'ai jamais beaucoup aimé l'école. En primaire, ça passait encore, mais dès le collège... Je me suis mis à sécher les cours et à ne plus écouter en classe. Je n'en voyais pas l'intérêt à vrai dire. Je n'ai jamais voulu devenir multi milliardaire ou avoir mon nom dans l'histoire, alors pourquoi me serais-je embêté à faire des études ? Je voulais juste de quoi gagner ma vie, pas besoin de plus.
Dès le lycée, quand ma mère me « proposait d'aller faire un tour le temps qu'elle s'occupe du monsieur un moment » à onze heure du soir j'ai arrêté d'aller me réfugier chez mon ami, à part de temps en temps, quand la motivation me manquait, pour aller faire le tour des bars et roder dans les rues. J'ai toujours adoré ça, déambuler la nuit dans les rues, le sourire aux lèvres et le poing américains au creux de ma main. Moi qui n'ait jamais rien eu, j'ai alors l'impression d'avoir la ville à mes pieds. Et si quelqu'un vient m'embêter, il le paye au prix fort.
J'ai eu la chance de rencontrer un ancien champion de karaté lorsque j'étais en première. Apparemment, je lui ai plu, parce qu'il m'a appris à me battre. A cette époque, je n'avais rien à faire de mes journées et pour tuer l'ennui j'étais capable de tout. Cet homme m'a donné une occupation, un loisir à faire et bien plus encore, une présence autre que celles des adolescents de mon âge. Au lieu de passer mon temps à flemmarder avec mes camarades devant le lycée, je rejoignais le vieux et je m'amusais. Oui, il fallait le dire, apprendre le karaté avec lui m'amusait. Il était encore terriblement en forme pour son âge aussi ! Et puis comme ça je n'avais même plus besoin de penser à prendre mon poing américain pour sortir le soir....
Une fois mes études terminées, je me suis mis à chercher du travail. Comme la plupart des employeurs voulaient embaucher des personnes ayant fait des études, j'ai enchaîné les petits boulots. D'autant plus que, dans un premier temps, j'ai créé pas mal d'ennui..Mais pour ma défense, je n'avais jamais vraiment eu l'habitude de recevoir des directives, et quand j'ai commencé à travailler en tant que serveur, j'ai eu tendance à vite m'énerver auprès des clients. Je ne suis pas d'une nature très patiente, je le concède.  
Une fois avoir amassé suffisamment d'argent, je me suis loué un petit apparemment au centre ville. Je vivais enfin « quelque part », un quelque part que l'on pouvait facilement nommer et que tout le monde connaissait. C'est là qu'a commencé ma liberté, ma véritable liberté, plus grande encore que celle dont j'avais bénéficié jusque là. A partir de ce moment, j'ai pu faire tout ce dont j'avais envie : faire la tournée des bars, me trouver une fille (ou un mec d'ailleurs : quand l'un fait défaut, on se rabat sur l'autre...) pour la nuit, aller au cinéma, traîner dans les rue bondées... J'ai même fini par être à peu près connu dans le quartier. En même temps, on reconnaît vite les visages familier, et le mien vagabondait toujours dans le coin. J'ai réussi à dégoter deux emplois plus ou moins stables : je livre tout et n'importe pour le compte d'une société privée, et quatre soirs par semaine j'aide un ami barman à tenir ses affaires. Après, je complète parfois avec des petits extras ou d'autres jobs à la journées par-ci par-là...
Voilà l'histoire de ma vie. Pour résumer, je pourrais dire que ma vie est faite de liberté. Je fais ce que je veux, quand je veux et comme je veux, et ce n'est pas tout le monde qui peut dire ça. Je suis fier d'être comme ça, quand bien même ça me vaut le mépris des soit-disant « honnêtes gens ». Certains ont pitié de moi et murmurent « le pauvre, il a pas dû avoir une vie facile... » les idiots. S'ils savaient combien ma vie et plus facile et plus excitante que la leur, ils n'oseraient même plus ouvrir la bouche... En fait c'est plutôt moi qui ai pitié d'eux. Voilà ce que je me dis quand je pense à tout ça, allongé bien confortablement sur mon lit en regardant la foule se masser sur les trottoirs.